31.12.06

le réveillon



l'hiver, la famille se réunissait au château, le réveillon débutait par l'apéritif dans le grand salon que l'on ouvrait à cette seule occasion, le dîner se déroulait ensuite dans la grande salle à manger, les enfants occupaient une table ronde tandis que les adultes se répartissaient par âge de gauche à droite de la table principale, il n'y avait pas d'autre musique que les rires et les bavardages, et le son d'une télévision au loin, allumée dans le bureau, auprès de la cheminée, et que l'on rejoignait parfois pour prendre l'air, de la distance, fumer une cigarette ou essuyer une larme pour quelqu'un qui n'était pas là, une remarque blessante ou une rancune qui ne guérirait jamais

30.12.06

le château



nous habitions un château en pleine campagne, une fois la journée accomplie nous nous y réfugiions, les bûches flambaient pendant que nous faisions l'amour à la chaleur des flammes, puis nous rejoignions la chambre, fermant porte après porte sur notre passage, réduisant l'espace dans lequel nous finissions par nous endormir, collés l'un à l'autre, dans une étreinte silencieuse et obscure, étouffée, confortable et quiète, la nuit disposait amoureusement sa cape sur la couche immobile, le château veillait sur notre repos

27.12.06

la victime



tu en avais parfois marre de ta sensibilité, tu en avais assez de ressentir des émotions, tu enviais la froideur et l'implacabilité des personnages de séries télévisées, tu avais longtemps cru que tu t'identifiais aux femmes parce qu'au fond de toi tu en étais une, mais tu avais découvert que c'était l'absence de scrupules qui te fascinait, la cruauté aussi, tu trouvais la trahison aphrodisiaque, le mensonge et la manipulation témoignaient d'une intelligence que tu n'avais pas, tu étais bêtement humain, avec un cœur gros comme ça et une tonne de sentiments inutiles, tu savais que les sentiments tuaient, mais à la différence des salauds dans les films qui décimaient les foules sans broncher, c'était à toi-même que tes sentiments faisaient du mal, tu n'étais pas le héros de ta propre histoire, pas même le traître, juste sa victime

26.12.06

l'arrêt de bus



la ville avait des arrêts de bus et des réseaux ouverts sur lesquels on pouvait, à la nuit tombée, se greffer en silence pour reprendre les choses là où on les avait laissées

24.12.06

la mouche



lorsque la panne survenait, de façon quasi systématique tous les trois ou quatre mois, je tentais de me rappeler que le défaut de connexion au serveur se réglait de lui-même sous un délai variable qui allait de quelques heures à quelques jours, après quoi internet fonctionnait à nouveau normalement, je ne parvenais pourtant pas à m'empêcher d'appeler le service technique de mon fournisseur d'accès dans l'espoir d'entendre simplement que c'était normal, qu'il y avait un problème sur la ligne qui serait résolu incessamment, j'aurais accepté aussi une excuse sobre pour le désagrément, j'y aurais opposé la satisfaction quotidienne que j'éprouvais à lire mes mails et à parcourir le web, au contraire de quoi le technicien accusait à chaque fois ma configuration et tentait par tous les moyens possibles de me faire changer les paramètres de mon ordinateur, ce à quoi je résistais vaillamment, arguant que le problème avait déjà eu lieu avec une résolution miraculeuse que je n'expliquais pas et qu'il refusait d'entendre, il finissait par me raccrocher au nez, prétextant que je ne coopérais pas, lorsque je proposais naïvement d'arrêter les frais et de le rappeler quand ça fonctionnerait à nouveau pour qu'il me dise ce qui, d'après les systèmes informatiques en sa possession, avait changé entre le jour de la panne et le lendemain, je me raisonnais enfin sur la nécessité d'internet, je me disais que la vie serait décidément plus simple si l'ordinateur n'avait jamais pénétré le domicile, j'imaginais les heures de lecture que je retrouverais, le temps que j'allouerais à nouveau à l'écriture d'un roman, toutes les choses simples qui m'éloigneraient de la toile qui m'avait capturé depuis quelques années et refusait de me rendre ma liberté

21.12.06

l'incrédulité



tu dormais très mal la nuit qui précédait ton anniversaire et tu t'en étonnais le lendemain, sans faire le lien d'aucune façon, et lorsque je te le faisais remarquer, d'une année sur l'autre presque au même moment, devant le bol de thé brûlant du petit-déjeuner, ton visage incrédule me surprenait toujours, comme ton front plissé à la recherche du souvenir de la fois d'avant, que tu ne retrouvais pas

20.12.06

le maître du monde



l'ivresse avait cela d'extraordinaire que tout semblait soudain possible, depuis l'écriture du plus ambitieux roman jusqu'à la confession la plus intime, il n'y avait alors plus rien d'interdit, mieux, tout était envisageable, et s'il n'y avait pas eu la réalisation que la frappe sur le clavier était ralentie par la quantité d'alcool ingérée, nul doute que l'on aurait pu devenir, cette même nuit, et sans révolution nécessaire, le maître du monde

18.12.06

l'étoile filante



j'ai commencé l'espagnol en quatrième, je faisais anglais première langue, j'y ai ajouté le latin et le grec, si j'avais pu prendre deux langues de plus, je l'aurais fait, je voyais le lycée, en tout cas cette partie-là des programmes, comme un grand supermarché, j'aurais bien aimé pouvoir remplir mon caddie davantage mais on m'en a empêché, j'avais trop d'options en terminale, la musique n'arrangeait rien, il a fallu choisir et comme je trouvais plus valorisant d'être artiste qu'interprète, j'ai gardé la musique, j'ai décidé de faire des études de chinois après mes études de médecine, j'ai appris l'italien plus tard, des notions de japonais et de russe, je suis parti en hongrie avec une grammaire solide et des petits bouts de phrases qui arrachaient des sourires à mes interlocuteurs, à quarante ans je devrais être polyglotte mais je suis fainéant, vous me verrez briller intensément, l'espace de quelques secondes vous m'admirerez, une étoile filante qui ne laissera aucune trace dans l'obscurité, et puis vous m'oublierez

17.12.06

la négation



l'anniversaire de ma rencontre avec jeanpierre coïncide avec les quarante années de mariage de mes parents, je leur en oppose onze durant lesquelles ils ne nous ont jamais reçus ensemble, je n'incrimine pas, je constate, je ne leur téléphone pas davantage qu'ils ne me félicitent, j'ai finalement compris que leur amour n'était pas meilleur que le mien et qu'à une négation de leur part, je pouvais, en miroir, nier leur existence -je garde néanmoins à l'esprit que le contre-anniversaire que je célèbre ici est une façon détournée de rendre un hommage que je ne souhaitais pas et à tous ceux qui pensent et disent que je leur brise le cœur, je réponds que le mien est en sale état depuis pas mal de temps et que je n'en ai aucune responsabilité, eux si

15.12.06

les enfants sages



le paquet contenait du foie gras de canard et du foie gras d'oie, des noix, du magret, des macarons aux parfums divers, du chocolat et des biscuits pour l'apéritif, ainsi qu'une petite carte qui nous félicitait pour notre comportement, disant que nous méritions toutes ces faveurs, nous étions des enfants sages, c'est vrai, nous laissions les caprices aux autres

14.12.06

le règne



il y avait de plus en plus d'animaux la nuit, ils envahissaient mes rêves, les museaux pointaient derrière les portes entrebâillées, les fourrures glissaient contre mes jambes, mon dos, je sursautais, la main enfouie dans une masse de poils noirs, les eaux étaient filantes, agitées, les cieux obscurcis par le vol des étourneaux, au matin ne me restait des rêves rien d'humain, mais la sensation préhistorique d'appartenir à un autre règne

13.12.06

l'épanouissement



je rencontrais dans les rayons de la fnac la femme grâce à laquelle j'avais obtenu 16 en mathématiques au baccalauréat, coefficient 6, ce qui rattrapait avantageusement la note minable que j'avais eue en philosophie, elle m'envoyait le soir-même un mail selon lequel j'étais devenu un homme épanoui comme l'était l'adolescent qu'elle avait croisé dans son cours, il y avait de cela vingt ans, étonnamment, et parce que ma vie à l'époque n'avait été que contrariété et frustration, du moins dans mon souvenir, le message me touchait et me rassurait

12.12.06

la solitude



le réveil sonnait depuis presque une minute, il avait étendu le bras vers l'appareil, c'était un geste qu'il ne se souvenait pas de faire habituellement, il avait tâtonné longtemps à la recherche du bouton d'arrêt, en vain, il avait finalement allumé la lumière, la solitude l'avait brusquement saisi, il avait éteint le réveil, il avait appelé sans réponse, le prénom avait un goût de cendres ou de repas mal digéré, l'appartement était vide, il l'avait exploré, nu, titubant, ici ou là aucune trace d'une autre vie, les disques étaient ses disques, les livres étaient ses livres, les vêtements, juste les siens, il avait secoué la tête, ce n'était pas possible, dans la cuisine un seul bol l'attendait, celui qu'il avait posé là la veille au soir en vue de son petit déjeuner solitaire, alors c'était vrai, l'autre n'existait pas et les dix années qui pulsaient encore au fond de lui en douloureuses décharges n'avaient été qu'un rêve, un produit de son imagination, il avait avalé un cachet, et puis un autre, et puis un autre, et puis un autre, encore un

11.12.06

l'auto-satisfaction

il n'y avait pas de raison de se refuser une petite auto-satisfaction de temps en temps

10.12.06

nulle part



la discussion tournait autour de la famille, sans comparer les expériences on se confiait les événements marquants, dont la gravité parfois frôlait l'indécence, à dire comme à écouter, par-dessus les assiettes savoureuses, nul besoin de surenchère dans le dialogue, la famille était pour l'un et l'autre, tombés justement d'accord sur la définition, cette façade pompeuse et baroque qui s'était effondrée un beau jour pour ne révéler que ce qu'elle cachait vraiment : rien -mais ce rien-là avait valeur immense dans le vide qu'il avait créé en eux et les impasses dans lesquelles il les avait conduits

9.12.06

la discrétion



la femme se tenait immobile au milieu de la foule du samedi, une foule de grand magasin à quelques jours de noël, dense et animée, elle n'avait rien d'exceptionnel, une allure plutôt banale, un sac chic qui frôlait sa hanche quand on passait trop près d'elle, un tailleur un peu démodé et une coiffure sans reproche sur un regard absent, n'y aurait-il pas eu sa position statique, figée, en contraste de la foule effervescente, et l'annonce qui passait en boucle depuis plus d'une heure dans les haut-parleurs du magasin, à propos d'une madame untel qui attendait son mari au deuxième étage, rayon disques, on ne l'aurait pas remarquée

8.12.06

la pluie



la pluie gagnait à être vécue, acceptée, attendue comme au temps des indiens et des danses rituelles, je ne me déshabillais pas pourtant lorsqu'il pleuvait, comme tout le monde je m'armais d'une capuche, d'un parapluie et je voyais d'un œil noir les ourlets de mes jeans changer de couleur, je pestais contre moi-même, la lâcheté dont je faisais preuve, je savais que je faisais le mauvais choix et que mon corps souffrait d'être contenu, retenu, empêché, abrité contre son gré, ses aspirations -et la pluie, contrariée elle aussi, multipliait les angles d'attaque jusqu'à ce que, triomphante, amoureuse, rassasiée, elle glisse enfin contre ma peau

7.12.06

la course



la clé était restée sur le tableau de bord, c'était stupide, il avait d'abord couru après la voiture mais la circulation était fluide et il savait qu'il ne la rattraperait pas, sans ralentir il était entré dans un café, il avait demandé le téléphone presque en hurlant, c'était une urgence, il avait appelé le conducteur qui avait décroché à la quatrième sonnerie, la voiture l'attendrait quelques mètres plus bas, le tenancier du bar avait exigé d'être payé, il avait posé un euro sur le comptoir en secouant la tête, la solidarité n'existait plus, il avait récupéré sa clé quelques secondes après, hors d'haleine, le conducteur faisait la gueule, il s'était alors demandé si jack bauer aurait plus de chance que lui, dans sa nouvelle course de vingt-quatre heures

6.12.06

les cauchemars



tu faisais des cauchemars depuis l'enfance, tu ne te souvenais pas de nuits sereines, des images t'avaient marqué à jamais, une grand-mère cannibale, le regard d'une enfant affamée, une femme-araignée dans une bibliothèque, il y avait eu des parkings déserts, des sous-sols et des poursuites, les dents d'un loup sur tes jambes en morsures répétées et nombre de trahisons, tu ne redoutais pas les cauchemars, outre le réveil brutal qu'ils provoquaient -et parfois tu criais, réveillant aussi l'autre, à tes côtés- ils ne te dérangeaient pas, ils signalaient une activité intense du côté de ton imaginaire, ils disaient ta capacité à engranger de l'information au quotidien pour la transformer pendant la nuit, ils témoignaient d'une tendance à la création, les cauchemars comme les rêves -car il y en avait aussi, et certaines jouissances avaient ancré un souvenir équivalent dans tes bases de données- disaient que tu étais un artiste, tu n'avais pas besoin de les noter au réveil, tu ne l'avais jamais fait, rêver, c'était écrire, le cauchemar n'était au fond qu'une affaire de style

5.12.06

le thé



on remuait les souvenirs comme une cuillère dans une tasse de thé, les feuilles noires, racornies, remontaient à la surface, elles tourbillonnaient un moment, fascinant ballet, il était alors possible de les saisir, de les isoler, de les identifier même, puis le breuvage retrouvait son calme et les feuilles de thé disparaissaient les unes après les autres, elles se noyaient à nouveau, tapissaient le fond de la tasse d'un marc anonyme et sombre que l'on jetterait à la poubelle une fois le thé avalé, un peu dégoûté lorsqu'une feuille collait à la langue ou qu'elle résistait au nettoyage, certains souvenirs s'accrochaient, c'était rarement les meilleurs

4.12.06

la faute



il n'y avait pas de place pour le doute, l'erreur n'était pas permise et le passe dans sa main gauche en était une, c'était comme s'il t'avait ouvert la voie, tu lui avais emboîté le pas dans l'ascenseur, avant qu'il n'ait eu le temps de crier, tu avais enfoncé ton coude dans la pomme d'adam, brisant le cartilage, il avait lâché le passe de douleur, le regard exorbité, conscient -mais trop tard- que le piège se refermait sur lui, sa nuque avait cédé bien avant que le passe ne touche le sol, il te restait quatre étages pour te débarrasser du corps et endosser son rôle, c'était plus qu'il ne te fallait

3.12.06

les lionnes



pourquoi promettre aux enfants qu'on les aimera toujours, pourquoi les abreuver d'histoires et de mensonges, pourquoi leur offrir des couleurs et des rêves, pourquoi les façonner de telle sorte qu'ils seront malheureux toute leur vie, à la recherche d'une utopie, un bonheur de conte de fées auquel ils voulaient croire, en frappant dans leurs mains de toutes leurs forces, l'émotion au bord des lèvres en filets de salive béats et leurs yeux écarquillés, émerveillés déjà par la vie, cette peluche gigantesque et douce, qui les conduirait, confiants, vers le futur?
au moins les lionnes font-elles d'instinct le tri dans leur progéniture, dévorant les rêveurs pour les empêcher de souffrir et bottant le cul des plus coriaces pour qu'ils sachent aussi tôt que possible à quoi s'attendre

2.12.06

la coïncidence



«to work it out i let them in
all the good guys and the bad guys that i've been
all the devils that disturbed me and the angels that defeated me somehow
come together in me now»
paul williams, phantom's theme

1.12.06

le chemin



il devait exister un chemin qui me permettrait de revenir à l'époque où la mort n'était qu'une idée romantique : la nuit obscure résonnerait à jamais du chant silencieux des étoiles et une éternité de lamentations nostalgiques habillerait mes traits blafards d'une beauté immortelle, et inaltérable, il devait exister pareil chemin, qui m'emporterait pour toujours loin des cauchemars réalistes, noierait dans ses dédales touffus et frissonnants la tristesse du corps malade et son devenir impitoyable, il était impensable que le temps qui me restait ne fût qu'amas de cadavres aimés, enterrés proprement dans l'épouvantable attente de ma chair putréfiée