31.7.08

l'été



on allait à la piscine vers treize heures, à petits pas pour ne pas perdre son souffle, on se changeait dans des vestiaires mouillés et douteux, en regardant bien avant de poser ses affaires, on traversait le bac à eau sur la pointe des pieds pour éviter les bactéries, je plongeais dans la piscine et en ressortais aussitôt, tu faisais des longueurs, le soleil brunissait nos peaux sur le carrelage blanc, on se souriait, on était de retour à l'appartement avant deux heures, l'été ne débordait jamais des limites de ce laps de temps quotidien, apprécié, attendu, ensuite, comme avant, c'était l'enfer

bernard aubertin, espace de l'art concret, mouans sartoux

29.7.08

les cousins



la famille s'étendait sur deux continents, il avait été difficile au fil du temps de garder le contact, soit que les individus se perdaient de vue, soit qu'ils n'avaient jamais eu d'intérêts communs, affectifs ou pécuniaires, on se rencontrait ainsi avec vingt ou trente ans de différence d'âge, issus de germains, se connaissant de nom, de réputation ou de visage, photographié et transmis comme des nouvelles sitôt entendues, sitôt oubliées, se promettant de renouveler l'expérience quand le dîner, autour de bougies à la citronnelle, avait été intense et réussi, ajoutant malgré soi une pierre à l'édifice dont la construction indifférait, se défendait-on en vain face à ses contradictions comme on lutte avec acharnement contre les moustiques, certain pourtant d'être de toute façon piqué

27.7.08

l'aimant



on dormait chacun dans son lit, on s'enfermait chacun dans sa chambre, une distance de huit cent cinquante kilomètres entre nous, on se souhaitait bonne nuit par sms, on se réveillait au téléphone, on se retrouvait sur internet dans la journée, on regardait derrière l'autre un ciel qu'on ne connaissait pas à travers la caméra, on pensait des choses identiques tout en vivant des choses différentes, le manque était essentiellement physique, pas forcément dans l'étreinte mais dans la présence de l'autre, un déplacement des molécules d'air auquel on était familier, le couple créait une dépendance spatiale, j'étais comme un aimant inerte

24.7.08

la main



on avait eu jusque là des positions très arrêtées sur les rôles attribués à chacun, en amont ou en aval de la création, quelques-uns se définissaient comme polyvalents sans jamais en employer le terme, mais c'était dans les faits — et dans leurs capacités —, on sentait pourtant que quelque chose avait changé, d'un côté on démissionnait face aux contraintes du marché, de l'autre on travaillait sur tous les fronts, après avoir tanné les artistes pour savoir où ils en étaient les décideurs leur reprochaient aujourd'hui de prendre les rênes de leur production, internet modifiait la donne, la main passait

23.7.08

l'enfance



je ne parle pas du passé, je ne parle pas de l'enfance, je ne convoque pas — ou très rarement — les souvenirs de cet âge-là, quand on n'avait pas d'autre choix que celui d'obéir, se laisser enfermer sans protester, sage, heureux sans pourtant le savoir que quelqu'un prenne les décisions pour soi, qu'il en assume les responsabilités et les drames éventuels qui, à l'abri de la chambre à la porte close, ne nous atteindraient jamais

22.7.08

les années



«il lui semble qu'un livre s'écrit tout seul derrière elle, juste en vivant, mais il n'y a rien»
annie ernaux, les années

20.7.08

les disparus



on avait hérité d'une épaule charnue et juteuse qui surnageait au milieu de petites pommes de terre nouvelles et de gousses d'ail croustillantes, le four enveloppait le plat de sa chaleureuse étreinte pendant que sur l'écran de télévision, les disparus s'enferraient entre passé, présent et futur, la tête ailleurs, armé d'une cuillère en bois, j'avais modifié la position de la viande et une vague d'huile avait échappé, elle s'était nourrie de la flamme, avait enflé jusqu'à m'engloutir, jetant des reflets d'or dans la cuisine, tu avais quitté le salon, inquiet : face au four, des nuées noires tourbillonnaient encore et la cuillère en bois finissait de se consumer, l'épaule était à point, tu avais dîné seul, intrigué

19.7.08

le chikungunya



on avait acheté au début de l'été des prises murales pour empêcher l'attaque des moustiques, ainsi qu'un gel répulsif qui avait déjà fait ses preuves l'an passé, depuis la capitale le ministère de la santé agitait le spectre du chikungunya sur les alpes-maritimes et l'on avait ri à l'évocation de l'insecte tigré qui menaçait nos peaux provinciales, on avait roulé vers les collines en haussant des épaules dénudées et solides, dîné en terrasse sans se soucier des piqûres, intouchable : au matin, les avant-bras dessinaient des plaques purulentes et cramoisies autour des points d'entrée du venin et l'on se grattait furtivement en évitant de se regarder

18.7.08

l'automne



la fatigue n'avait rien d'exceptionnel dans la mesure où l'appartement donnait au sud, malgré les persiennes closes la chaleur s'infiltrait, portée traîtreusement par le souffle du vent qui donnait l'illusion, l'espace d'une précieuse seconde, qu'il faisait plus frais, on attendait pourtant un second souffle, qui permettrait de redresser la tête, de décoller le corps moite des tomettes poisseuses et de croire une nouvelle fois qu'à la mi-juillet, l'automne était en marche et l'été, brûlant et vide, derrière soi

16.7.08

le mystère



on avait pris l'autoroute à dix heures du matin, à six dans la voiture, on avait attaché les plus jeunes sur leur siège-bébé, l'aînée avait pour mission de les surveiller, on s'était réparti les places restantes, entre adultes, on était arrivé dans l'après-midi, on avait accompli le voyage retour le surlendemain, on avait ri sur le parcours, on était en famille, les grands mystérieux, étrangers sous les regards écarquillés des petits, je lisais sur internet qu'un homme avait pendu ses deux filles et s'était donné la mort de la même façon, je me demandais jusqu'où allaient le mystère, le désespoir et la confiance

11.7.08

le rite de passage



on avait changé de tête à la fin de l'exposition, on avait perdu quelques années en même temps que les mèches étaient coupées et les photos, décrochées, on avait emporté l'appareil pour s'inscrire dans un nouveau cycle mais je ne savais pas m'en servir — tu ne tenais pas à t'y voir de toutes les façons — et les clichés que tu avais pris de moi ne ressemblaient pas à l'idée que je me faisais du changement, on avait noyé la coiffure dans la méditerranée puis sous une douche glacée qui avait brutalisé le cheveu, le rite de passage d'un âge à l'autre, quel que fût le sens qu'il empruntât, demandait de la discipline

9.7.08

la carapace



les vagues s'écrasaient sur les galets, j'avais tourné le dos à la plage et commandé une mauresque mais le bruit de la mer me rappelait à elle, j'avais abandonné les affaires sur la table en tek et, les pieds nus, j'avais marché vers le rivage, l'écume s'enroulait autour de mes chevilles et montait sur les cuisses, je m'étais penché en avant et j'avais pris l'eau dans les paumes, je m'en étais coiffé à plusieurs reprises, le sel séchait autour des yeux et sur le visage, la carapace qu'il avait formée avait craqué un peu plus tard et ma peau, neuve, libérée, avait retrouvé son éclat, sa respiration, je revenais

7.7.08

l'ami sincère



on avait bu du vin rosé et dîné en opulence, la nourriture inhabituelle pour le soir m'avait étourdi et je m'étais allongé, juste avant que je sombre tu m'avais révélé que petit enfant, au jour dit, tu attendais les yeux brillants que l'on te souhaitât un bon ami sincère, j'avais souri en me souvenant que mon frère lui raffolait du gratin de chinois, sans doute développait-il très tôt un penchant sinophile, il répétait qu'il avait hâte d'acheter de nouveaux jouets à la poupée chinoise, on habitait nice, la poupée en question, effigie du magasin, était une figure folklorique, vêtue de mimosa et de dentelles noires, on s'y rendait à chaque ami sincère, j'avais pour ma part un penchant pour les schtroumpfs

6.7.08

la bavette



la boucherie était fraîche, on était invité à s'asseoir, on appuyait le front ou l'épaule contre la céramique blanche en se plaignant le l'été, on taillait une bavette par-dessus les rumstecks, les faux-filets et les paupiettes du jour, les hommes entraient avec de l'argent et repartaient avec des morceaux de viande crue, rouge, saignante, on évoquait la plage et les corps au soleil, on disait qu'on n'y arrivait plus, on avait grillé dans le temps, des heures durant, une face après l'autre afin que la chair brunisse, on préférait aujourd'hui les frigidaires et la conservation, les esses en acier dessinaient des auréoles sur la tête des commerçants, on était en lieu sûr

4.7.08

l'affranchissement



l'âge aidant, et à quelques jours de l'anniversaire, la perception du temps se modifiait, on évoquait les années qui restaient en dramatisant, on forçait le trait pour se rassurer ensuite, je me plaignais des comptes pour ma part, je pensais qu'il fallait s'affranchir des dates et des heures, des chiffres et des calculs, je disais que les saisons devaient prévaloir sur le calendrier, il n'y avait qu'à se laisser aller sereinement au rythme des jours et des nuits — comme un fait exprès, l'horoscope d'un site que je fréquentais assidûment s'était alors bloqué à la date de la veille et je ne décolérais pas, incapable d'en supporter le message désormais unique, définitif et universel

1.7.08

l'hypersensibilité



on avait écouté, dubitatif, l'explication selon laquelle les muscles oculaires, entraînés à accomplir des milliers de petits mouvements pour percevoir le monde au quotidien, s'atrophiaient face aux écrans d'ordinateur qui demandaient une attention soutenue au même point, occasionnant des migraines terribles pour leurs utilisateurs lorsqu'ils retournaient à la vie réelle et rendaient à leurs yeux la liberté de regarder, je me demandais si les acouphènes que je percevais dans l'appartement suivaient un processus similaire — mais à quelle contrainte sonore les imputer donc? — ou si à l'inverse, je développais malgré moi une ouïe hypersensible pour pallier les déficiences supposées de ma vision

arnaud maguet, fear of the black planet, villa arson