30.1.10

les traits disparus



combien de visages croisés le long des rues qui en rappelaient d'autres, passés, perdus, les physionomies se répétant au fil des années comme un motif de frise, une mode, une habitude, et je pensais la cruauté de la vie qui rendait aux gens vieillissant les traits disparus sous de nouvelles enveloppes, intouchables, indifférentes à soi, comme dans un roman où l'on finirait par réanimer le souvenir oublié à force de persuasion et d'acharnement, dans l'espoir de se convaincre du retour du parent, de l'ami, de l'amant — mais mentait-il pour coller à l'image désirée ou était-ce bien vrai : tu étais revenu?

28.1.10

les seuls mots



lorsque l'image me fatiguait — celle de la télévision, envahissante — je quittais la pièce principale pour me glisser sous les draps, d'où je continuais à suivre l'intrigue qui se déroulait à l'écran, l'appartement étant ainsi conçu qu'il était, à moins d'écouteurs hermétiques plaqués sur les oreilles, impossible de se couper du son, et je me surprenais à être absolument capable de me priver d'un sens pour développer les autres, l'imagination travaillant à construire des physiques à partir des voix des personnages comme la littérature avait la faculté de faire naître des images dans l'esprit des lecteurs à partir des seuls mots, je te posais parfois une question brève, aveugle, pour préciser un détail qui m'échappait et on n'en parlait plus, partageant l'expérience d'une autre manière avec la même satisfaction

24.1.10

les mondes plats



on occupait de nouveaux espaces, des terres formatées dont la virginité n'était que d'apparence et que l'on emplissait les uns à la suite des autres, et de la même façon, une colonisation stérile en terme d'ambition mais pour laquelle on abandonnait l'aventure quotidienne, une tranquillité moderne, un confort virtuel dans lequel on ronronnait du matin au soir, on avait été fier d'asservir les bêtes et de les rendre dociles, obéissantes, de les cloîtrer chez soi et qu'elles en redemandent, on avait été capturé à l'identique et l'on s'enroulait sur soi-même face à cet infini ponctuel qui emprisonnait et dont le manque, à peine ressenti, paralysait, on habitait des écrans et des mondes si plats que l'on en perdait les corps, et les reliefs d'une vie

23.1.10

la raison



j'avais passé les portes coulissantes du lycée après avoir annoncé le motif de ma visite, j'avais fait quelques pas dans le hall lumineux qui ouvrait sur une vaste cour rectangulaire, abritée des bruits de la rue par une enceinte épaisse, j'avais pris à droite — vers le tableau des absences des professeurs, par réflexe —, j'avais cherché les tables de ping pong qui avaient été mises ailleurs, j'avais parcouru les coursives jusqu'au plus haut étage, celui des dortoirs des classes préparatoires, j'avais quitté le lycée après le baccalauréat, renonçant à la place qui m'était réservée en lettres classiques pour la faculté de médecine, mon dernier contact avec l'établissement datait de plus de vingt ans, j'avais bloqué l'afflux des souvenirs en photographiant au hasard autour de moi, je me demandais si j'écrivais pour la même raison

19.1.10

le rapport de police



tu remarquais au premier étage une ligne de lumière sous une porte qui dessinait un angle parfait dans l'obscurité de la cage d'escalier, je fixais un point rouge inondé de soleil sous les chiffres en quartz du radio-réveil jusqu'à ce qu'il soit avalé par le plastique translucide, je buvais un café, un second, le rapport de police sous les yeux, dont l'exposé très renseigné des termes du plagiat peinait parfois à me convaincre mais me passionnait : la ligne de lumière, assurément, serait visible de tous, comme les pointillés orangés qui soulignaient à présent l'heure au réveil — les mots, écrivait l'auteur, ne se trouvent pas quelque part, dans une sorte de réservoir préexistant à l'écriture, (ils sont) inscrit(s) en soi comme le rythme aux tempes, ou la forme unique de cette main qui écrit

16.1.10

l'alien malicieux



la première coupure avait eu lieu juste avant la résurrection du lieutenant ripley, la seconde tout de suite après la fin du film, le lendemain le courant sautait à nouveau vers vingt-deux heures pour n'être rétabli qu'à quatre heures du matin, nul doute que si ses cryotubes avaient subi pareil traitement, l'équipage du nostromo aurait évité un arrêt bien néfaste sur un planétoïde non recommandable, la stase interrompue à multiples reprises s'avérant immanquablement fatale dès le premier épisode, dans l'espace on ne vous entendait pas crier, mais il semblait que sur terre mes hurlements passaient également inaperçus et qu'électricité de france, à l'instar de quelque alien malicieux, m'aurait à l'usure

15.1.10

la chair meurtrie



je ne m'interdisais pas d'évoquer les catastrophes naturelles qui décimaient des populations entières mais je me détournais volontairement du voyeurisme excessif, de la générosité subite, des appels aux dons et des éclats mélodramatiques, je ne cliquais pas pour soutenir une cause quelconque, je ne cautionnais pas la solidarité virtuelle quand il était question de la chair meurtrie d'hommes et de femmes, j'avais eu ma chance pour sauver l'humanité, j'avais abandonné la médecine et le combat contre la mort parce que ça avait été un choix malheureux de ma part, une vocation erronée, je m'étais découvert à la place le pouvoir d'écrire et j'avais la chance, parfois, d'être entendu, j'appartenais au monde — et à ses drames — à ma manière

11.1.10

la poupée rebelle



janvier avait la fâcheuse tendance d'ouvrir un champ libre et sans borne devant soi, et c'était généralement avec une panique conséquente que je l'abordais jusqu'à ce qu'une nouvelle inattendue, une opportunité ou une ruade nécessaire n'en balise l'horizon et me rende l'énergie que j'avais perdue quelque part entre le 24 et le 31 décembre devant un sapin transformé au fil des jours en cadavre et dont je veillais la dépouille à outrance, en m'accrochant désespérément au passé : en attendant, j'enfouissais ma quarantaine geignante sous la couette et serrais contre moi une poupée rebelle, tournant et retournant dans des rêves de cercles et de cendres dont son regard sévère me protégeait et son impassibilité me ramenait

9.1.10

la narration complaisante



à deux reprises en quelques jours, un écrivain venait affirmer sur un plateau de télévision sa participation à quatre-vingt dix neuf pour cent au drame que sa nouvelle publication proposait — ici un cancer de la prostate, là une cure de désintoxication — et si je ne mettais pas en doute la qualité potentielle des livres, j'écoutais les chroniqueurs abandonner avec soulagement l'analyse de la littérature pour focaliser sur le quotidien des auteurs qui s'engouffraient avec délice dans la narration complaisante de leurs anecdotes, je finissais par espérer pour moi-même un temps où je ne serais plus mais où seul resterait comme interlocuteur le texte, à qui il faudrait demander toute la vérité et se contenter comme unique réponse d'en lire et relire les pages pour en découvrir, ou non, la richesse

8.1.10

les masques



j'avais quitté la salle de cinéma après que nicole kidman avait raconté son cauchemar à tom cruise, le film durerait encore une bonne demi-heure pendant laquelle la culpabilité du héros le draperait d'une cape noire doublée d'hermine le long des avenues dangereuses de l'adultère conservatrice, de mon côté j'hésitais entre le tramway bondé et la ville humide sous un ciel tourmenté et je décidais que marcher me laverait de mes obsessions récurrentes, ce qui n'était qu'à moitié vrai : je rêvais de draps, de nudité et d'abandon définitif, d'ivresse peut-être, d'inconscience probablement — le thérapeute me reprocherait plus tard le jeu de cache-cache auquel je m'adonnais, les masques de kubrick me poursuivaient

6.1.10

la profonde humanité



j'avais échappé à la première vague du tsunami en prime time pendant les fêtes de fin d'année, mais j'avais été rattrapé par son ressac, au hasard du zapping, quelques jours plus tard et je m'étais noyé dans l'inexplicable volonté télévisuelle de transformer une catastrophe humaine en un énième projet blair witch, le talent en moins et la réalité en plus, et si j'avais pu émettre un doute sur la consigne américaine de ne montrer aucun cadavre après l'effondrement des tours jumelles, je saisissais, devant la multitude de détails qui aurait permis à toute personne touchée par la tragédie d'identifier les corps qui flottaient la tête basse, la profonde humanité dont les états-unis avaient fait preuve alors et que la société semblait avoir irrémédiablement perdue

5.1.10

le sportif



j'avais un intérêt libidinal pour le muscle et un mépris sectaire pour le sportif, aussi lorsque la chaîne cryptée conjuguait sport et homosexualité pour combattre (disait-elle, mais la soirée offrait deux reportages qui s'annulaient l'un l'autre, et on quittait l'écran en secouant tristement la tête) les a priori, j'en faisais de même et découvrais, outre une pointure du rugby australien à ma taille, un discours étonnamment posé qui ne faisait pas mentir l'adage ancestral sur la sanité du corps et de l'esprit, le lendemain éric cantonna face caméra se payait avec une rigueur admirable la politique actuelle et ses conséquences inévitables et désastreuses sur l'être humain — je décidais de sortir mes haltères du placard

2.1.10

la jeunesse



parlant de sa nouvelle coupe de cheveux, la première disait que ça la changeait, que ce n'était pas qu'une question d'âge, la seconde, évoquant la raison qui l'avait emporté cette année sur les agapes traditionnelles, disait que c'était cela, vieillir, on parlait de vincent gallo dont la cinquantaine ne mordait toujours pas les traits, le visage barricadé derrière une écharpe à l'ombre froide du midi, on remarquait combien la conscience du temps se faisait de plus en plus entendre au fur et à mesure de l'avancée dans la vie — ma grand-mère pourtant, au sujet d'une autre qui avait quatre-vingt quatre ans, et parce qu'elle en avait dix de plus, balayait sa jeunesse d'un geste de la main en comptant les jours avant sa sortie de la clinique