31.5.09

l'écorché vif



le hasard avait voulu que j'emporte en voyage deux romans dont le personnage principal avait le visage déformé, hideux, insupportable au regard : le premier le cachait derrière une cagoule quand la seconde s'y construisait, s'y définissait, je contemplais les photographies que tu avais prises de moi dans la ville turque et je n'y reconnaissais pas les sentiments qui m'avaient alors assailli et que l'expression de mes traits, impassible, modèle, ne reflétait pas, je dissimulais mes doutes derrière un masque de peau qu'istanbul, féroce, cherchait à écorcher — tu avais visité seul la mosquée bleue quand, à vif, je n'étais plus arrivé à faire face

30.5.09

l'expatrié



il aurait fallu regarder la ville quotidienne avec le même détachement curieux, la même anxiété nerveuse que l'on avait appliqués à istanbul depuis le hublot de l'avion, puis dans le bus entre l'aéroport et le quartier de taksim que nous avait recommandé un expatrié enthousiaste plutôt que le taxi qui nous aurait conduits certes directement à l'hôtel, mais sans avoir compris dès le premier pied sur le bitume, sac au dos, que l'on arpentait une capitale comme les autres, il faudrait savoir regarder la ville dans laquelle on vit avec la même neutralité envers sa population et ses dérives, la même bienveillance envers ses vieillards courbés et leurs traditions, s'ouvrir au sentiment de n'être finalement nulle part à sa place et ne plus jamais rien revendiquer

24.5.09

charlotte gainsbourg



cannes avait monopolisé les pensées, les rancœurs, cannes avait révolté peut-être pour la première fois à un titre qui n'était plus personnel mais national, politique, cannes avait affiché une légèreté, une superficialité de façade mais on y avait perçu un engagement lucide et insolent, une exigence froide et rousse, une volonté de cinéma qui, si elle ne justifiait pas que l'on ferme les yeux sur les débordements de certains, permettait en tout cas qu'on lui accorde le mérite de dire et de donner quelque chose au monde, de cannes enfin on retiendrait la silhouette effilée, fragile, fière et choquante selon ses propres mots, de charlotte gainsbourg et la récompense clôturerait le bal sur une note modeste et sincère, rare

22.5.09

l'indécence



on s'était indigné, et à juste titre, à chaque fois qu'un patron empochait des primes ou des stock options dans un contexte de crise reconnu par tous, et lorsque l'argent public avait servi à autre chose qu'à améliorer la situation d'entreprises dont les salariés, asphyxiés, tombaient les premiers, on s'étonnait que le faste du festival international du cinéma qui s'exhibait chaque jour à la télévision ne provoque pas pareille émotion, non dans sa dimension industrielle — qu'il s'agisse de films, de tapis rouge, de haute couture ou d'hôtellerie, on convenait que ces gens-là travaillaient comme les autres — mais pour les prestations minimales que donnaient certains journalistes, les avantages en nature qu'ils en retiraient et la débauche de soirées obligées qui valait bien le bling bling qu'ils reprochaient ailleurs, pointant du doigt cette même indécence qui dessinait des cernes sous leurs yeux et les nourrissait gratuitement au champagne

20.5.09

le désert



« c'est dans ces moments que je vous maudis tous, pas parce que vous n'avez jamais levé un doigt, mais parce que le désert n'existe que de votre luxe et de votre puissance »
ayerdhal, demain, une oasis

17.5.09

le club med



on regardait cannes avec une attention particulière pendant la période du festival, et cette impression de découvrir une planète inconnue que le microcosme télévisuel se faisait un devoir de présenter à la défaveur des autochtones tout en arborant sur les plateaux chemises ouvertes, lunettes noires et tongs estivales, persuadé sans doute que la côte d'azur se vivait ainsi tout au long de l'année, une fantaisie maritime sous les palmiers qui n'existait en vérité que dans son imagination et qu'il lui fallait rentabiliser pendant ces dix jours comme des vacances au club med, d'une cuite à l'autre, figurant négligeable d'un petit film à gros budget

15.5.09

les guerres psychologiques



il régnait une agressivité diffuse sur les réseaux sociaux en ligne et dans les messageries que l'on occupait, qui se manifestait au quotidien par le silence que les protagonistes s'opposaient et que l'on rompait parfois au risque de mal tomber ou que l'autre brisait, tombant mal en effet, énervant malgré lui comme on dérangeait malgré soi, par amitié, par besoin ou pour toute autre excuse que la virtualité avait, le croyait-on, permise quand il n'en était rien : on avait seulement déplacé les guerres psychologiques du terrain concret à l'onde électronique, savourant une modernité qui n'était que de façade — les sentiments humains, comme leurs propriétaires, demeuraient, identiques et cruels

13.5.09

la disparition



on avait pris la décision sur un coup de tête et les billets dans la foulée, tu avais acheté le guide de la ville pour les fêtes de fin d'année, la destination te séduisait depuis longtemps et on avait besoin de s'aérer, le vol était direct, l'hôtel trois étoiles, la chambre supérieure et le départ proche, mais tu semblais être déjà parti et je m'amusais à te regarder disparaître pendant des heures, savourant et marquant les pages de ta documentation et les visites à ne pas rater, comparant les moyens de transport et leurs avantages, tramway, navette ou taxi, l'appareil photo tendu vers des dômes invisibles au coucher du soleil, le visage radieux, le corps reposé

10.5.09

le site



y avait-il un avant et un après le site : ton travail, qui s'additionnait chaque jour au mien, savait aussi s'en affranchir pour raconter, téméraire, des histoires qui ne me regardaient pas, où il était question d'un bois et d'une bête, d'une course ou d'une lutte, de ville et de campagne, il suffisait de savoir compter pour s'y perdre, un, deux, trois et la fable était dite, glissant comme une couleuvre noire et brillante entre des lèvres closes et fidèles

9.5.09

le vieux copain



lorsque j'entrais dans une église, et tout athée que je me définisse, je m'adressais silencieusement à une autorité supérieure que je tutoyais sans scrupule comme on retrouve un vieux copain, à qui je confiais avidement le problème qui me tracassait alors et auprès de laquelle je formulais des vœux en haussant malgré moi les épaules, me trouvant un peu stupide, superstitieux peut-être, le mot religion lui ne venait jamais, qui restait associé dans mon esprit à des persécutions notoires et à une intolérance flagrante, je quittais le lieu sans illusion ni signe de croix, le dos pourtant lourd d'un fardeau universel

6.5.09

la jeunesse



on découvrait avec l'âge — et une certaine pratique — l'extraordinaire naïveté dont faisait preuve la jeunesse dans ses attitudes, ses choix, ses réflexions et ses certitudes, que l'on y fût confronté à travers l'écran de la télévision, auquel cas on vivait la découverte en spectateur, ou dans la vie réelle, face à des interlocuteurs qui, sous prétexte d'habiter une fonction nouvelle, restaient persuadés que la nouveauté était partagée et éprouvaient alors la nécessité d'en présenter chaque aspect et chaque intervenant, décontenancés lorsqu'on les interrompait en connaissance de cause, ce que l'on finissait par ne plus faire, s'amusant davantage de leur enthousiasme crédule que du plaisir gâché ou de l'effondrement de leurs vérités

4.5.09

la respiration



on avait découvert mon image multipliée sur les réseaux informatiques, depuis le site des rencontres cinématographiques gay et lesbiennes qui avaient lieu à nice et pour lesquelles j'avais joué le jeu de la pose jusqu'à celui, plus inattendu, d'un syndicat national qui affichait mon visage souriant, auréolé de ballons multicolores, pour témoigner de la manifestation, tu avais brusquement perdu ton exclusivité sur moi et sans doute était-ce pour cette raison que tu avais proposé à ce magazine en ligne des clichés sur lesquels je ne figurais pas et qui avaient été immédiatement acceptés, offrant à ton art — et à ta reconnaissance — une respiration nécessaire et superbe

3.5.09

flodor



j'avais depuis l'enfance une fascination pour la blonde qui croquait des chips sur les paquets flodor, tenant elle-même dans ses mains un paquet de chips identique sur lequel apparaissait son effigie fixée dans le même geste de dégustation souriante, paquet de chips en mains et ainsi de suite, me disais-je, appréhendant, la bouche pleine et les lèvres brûlantes de sel, la notion obscure de l'infini qui me rattrapait lorsque je posais pour toi, immobile, concentré, et que dans ton dos un appareil photo ami saisissait l'instant et t'en adressait plus tard le cliché — j'étais alors pris de vertige, ramené à ce dessin publicitaire inanimé qui mieux que personne disait le cycle infernal dans lequel on avait pris place malgré soi

1.5.09

le 1er mai



tu étais allé seul à la manifestation du 1er mai, armé de ton appareil photo, tandis que je recevais du muguet électronique, du muguet en chocolat, des vœux pour la fête du travail, la sollicitude gastrique d'une amie italienne, deux tubes de dentifrice américain et un sourire, un contrat d'édition numérique à nos deux noms, des nouvelles graphiques de brooklyn, la mutation de la dénomination du virus grippal mexicain et la certitude que ni barack obama, ni pete doherty n'étaient contaminés, un coup de téléphone de ma grand-mère, un rayon de soleil, le tuyau de l'aspirateur dans le nez en quittant la salle de bains et un message de ta part pour m'apprendre qu'il n'y avait pas grand monde et que tu rentrais à la maison