31.1.09

la boulimie



j'avalais au dîner fromage du piémont, miel et pignons, la moitié d'un mille-feuilles d'aubergines, des ravioli au beurre parsemés de copeaux de truffe, un crumble aux pommes craquant, je commandais le midi suivant des linguine flambées au cognac, agrémentées de palourdes à l'ail, je terminais ton escalope de veau gratinée au four, mozzarella, sauce tomate et jambon cru dégorgeaient sur la viande chaude et fondante, je n'oubliais pas de boire un vin de sicile capiteux, un côte de provence raisonnable et le soir un demi-chianti à moi seul pour accompagner une pizza épaisse et grasse farcie de pepperoni, je digérais à la fleur d'oranger, le ventre arrondi, le lendemain j'élisais domicile sous la couette, je rassemblais une centaine de livres autour de moi, boulimique, et je changeais de régime

29.1.09

la manifestation



on allait à la manifestation avec un enthousiasme naïf et une absence d'illusions paradoxale, on y rencontrait des têtes connues et que l'on s'attendait à y voir, des amis d'enfance oubliés avec lesquels on partageait une minute républicaine qui rappelait qu'une des missions de l'école était de sensibiliser le futur citoyen à la chose publique et qu'en cela, se disait-on en se serrant une main nostalgique, elle avait réussi, on croisait sur les trottoirs des fréquentations du bord opposé que l'on surprenait en affichant ses convictions comme elles désarçonnaient, parfois, avec les leurs, on terminait en se souvenant que de l'autre côté de l'atlantique la première mesure du nouveau président américain avait été de geler les salaires de son gouvernement, et toute démagogique qu'elle pût être, on eut aimé entendre chez soi sinon la même chose, en tout cas pas le contraire

28.1.09

le coche



on se souvenait avec une étrange émotion des années qui avaient précédé l'an deux mille, synonyme d'avenir en ce temps-là, parce qu'il nous avait semblé que l'entrée dans le millénaire suivant allait transformer radicalement l'humanité, on s'était ensuite étonné que l'on cite le vingt-et unième siècle à tout bout de champ pour s'indigner de la persistance de tel conflit ou de telle injustice, fallait-il que les gens soient bêtes pour croire que le monde allait changer du jour au lendemain, on tentait de décrypter les mécanismes de la pensée humaine sans y parvenir, idéalement parce que l'on y participait, en vérité parce que l'on avait eu la certitude brutale, une fois le passage d'un millénaire à l'autre consommé, que l'on avait raté le coche

24.1.09

le point de départ



j'avais oublié de numéroter les pages du manuscrit dont j'avais décidé de faire plusieurs copies, aussi quand la machine avait toussé et recraché un feuillet, j'avais immédiatement compris que ça ne serait pas aussi simple que prévu, j'avais annoté les pages au crayon à papier pendant que la première moitié du texte se multipliait de son côté, j'avais terminé la numérotation sur une dizaine de pages qui appartenait clairement au début de l'histoire en me demandant ce qu'elles faisaient là, j'étais parvenu néanmoins à reconstruire le récit avant la reliure, plus tard je considérais les manuscrits impeccables avec le sentiment d'être revenu au point de départ ce qui, loin de m'inquiéter, me rassurait au contraire

22.1.09

l'espoir



on avait perdu tes lunettes dans une boutique de fringues qui soldait des tee-shirts à l'effigie du futur président des états-unis, le vendeur nous avait demandé si l'on était pour, la question nous avait pris de court parce qu'il nous semblait que c'était évident, on était revenu quarante-huit heures après mais les lunettes avaient disparu, du moins avaient-elles été retrouvées puis perdues à nouveau et la boutique nous en proposait le remboursement intégral, en argent ou en marchandises, on avait pris le cash, un tiers de la somme initiale — on était honnête, les lunettes n'étaient pas neuves —, on avait poussé par hasard la porte du magasin deux jours après l'investiture, le vendeur avait brandi les lunettes avec un sourire de triomphe, on était allé retirer de l'argent et on avait fait l'échange en sens inverse, puis on s'était serré la main, lui et nous, sur le fait qu'obama incarnait bien un espoir, la preuve

20.1.09

l'investiture



« for we know that our patchwork heritage is a strength, not a weakness »
barack obama's inaugural address

18.1.09

le mille-feuilles



tant d'anecdotes encore, tant de secrets enfouis qui surgissaient à l'écoute d'une note de musique, en réaction à une odeur ou au toucher d'une étoffe, et demandaient qu'on leur accorde un peu d'attention, quarante années derrière soi, ce n'était pas grand chose, pourtant la mémoire, à l'image d'un mille-feuilles, empilait ses enregistrements en centaines de couches successives qui s'additionnaient les unes aux autres, indiscernables dès que l'on plongeait une petite fourchette dans l'épaisseur du gâteau, les souvenirs explosaient alors en millions de miettes éphémères, tellement légères, tellement friables qu'elles se perdaient dans la bouche, à peine le temps d'activer les papilles et leur passage était déjà oublié — restait le sucre glace, froid et blanc, craquant et dur comme un linceul, que l'on gardait pour la fin

16.1.09

l'actualité



on avait une approche différente de l'actualité dans le sens où tu t'investissais, en papier comme en numérique, dans la lecture approfondie des quotidiens quand je ne faisais qu'en effleurer les grandes lignes, par dessus ton épaule ou suivant le zapping officiel ou aléatoire, j'en éprouvais parfois une honte indicible, de ne savoir rien de cet événement-là ou d'être incapable de citer le nom de tel président ou de telle réforme dont les autres parlaient, tu avais donc trouvé une solution, pinceau de colle à papier à la main, et l'actualité s'affichait à présent au-dessus de l'évier et de la cuisinière, et le long des murs de la cuisine — je ne te demandais pas quel rythme tu comptais tenir pour être certain que je sois à la page, je te faisais confiance pour avoir une nouvelle idée

13.1.09

yann arthus-bertrand



on ouvrait une nouvelle antenne des restos du cœur, à deux rues de la nôtre, on faisait la réclame dans les journaux pour les bars qui proposaient le café à un euro, rappelant qu'on le payait cinq francs auparavant, les soldes n'avaient plus de sens, on n'en comprenait ni la justification ni les règles, les grands magasins rivalisaient en nombre de produits moins chers que leur concurrent, internet cassait les prix et offrait la livraison, quand le gaz viendrait à manquer nul doute que la cohabitation, comme le co-voiturage avait permis d'enrayer la flambée de l'essence, apporterait des solutions, la télévision privée vantait les mérites d'une collection de films-catastrophe sans se rendre compte qu'une bonne tranche de la population mondiale en vivait un au quotidien — heureusement yann arthus-bertrand, l'œil azur et la moustache utopiste, redescendait du ciel pour le bien de l'humanité

11.1.09

le jeu



il me semblait pourtant que l'attente et le refus faisaient partie du jeu, je les lisais chez d'autres écrivains, du courrier des simples anonymes aux journaux des plus reconnus, et dans les meilleurs jours, je ne leur accordais qu'une importance très relative : j'écrivais, cela était acquis, j'avais publié, déjà, je ne vivais pas de la littérature, certes, mais je n'enviais pas unilatéralement ceux qui le faisaient, ne m'intéressait finalement que de prendre part à un courant intellectuel, un mouvement littéraire, d'y construire mon existence, d'y forger mes amitiés et de m'endormir sans amertume ni regrets au terme de ma recherche, certain d'avoir trouvé — et occupé — la place qui me revenait dans l'ordre des idées, sinon des choses

8.1.09

la vérité



je recevais cette vérité par courrier électronique, suite aux appels consécutifs que j'avais passés à deux psychanalystes qui n'avaient pas de place pour me recevoir et me demandaient si je pouvais patienter deux mois, selon laquelle ma violence à l'égard de leur réponse absurde témoignait davantage de ma crainte de m'engager que de leur bêtise propre, je recopiais la phrase dans mon journal, conscient non seulement de l'écho qu'elle avait en moi, mais aussi de ses limites : que l'on refuse d'entendre mon histoire s'apparentait à s'y méprendre au quotidien de l'écrivain en attente déçue de publication, et j'en retirais une frustration, et une vérité, supplémentaires

6.1.09

le minotaure



on enfilait des gants bleus, un masque en plastique par-dessus le nez et on plongeait dans les souvenirs, on détruisait méticuleusement les papiers vieux de plus de dix ans, on balayait la poussière et on compactait les cartons pourris par le temps, on emplissait des sacs de cent litres de gravats et de plumes d'oiseaux déchiquetés par les chats, on remontait de la cave le dos voûté, esclaves d'un passé qui, malgré le nettoyage scrupuleux, continuait d'habiter le sous-sol, à son aise dans l'obscurité et l'humidité une fois la porte refermée sur lui, comme un minotaure desséché, tapi au fond de son labyrinthe, attend en grimaçant sa pitance

4.1.09

le chromosome



je n'aimais pas insister sur le caprice du destin qui avait voulu que je sois un garçon et non une fille, parce que, passés les rêves enfantins de transformation spontanée et la confrontation violente lors de mes études de médecine avec le processus chirurgical de réalignement physique, j'avais vite fait le deuil d'une identité qui ne serait jamais la mienne, pourtant, lorsque le y avait décidé de ne plus répondre sur le clavier de mon ordinateur, il m'était venu à l'esprit que la nature, habituellement avare de compassion, m'adressait un message personnel et, après avoir d'abord maudit l'informatique, je me satisfaisais d'avoir enfin perdu le chromosome qui m'embarrassait tant

2.1.09

le nouveau visage



on recommençait avec l'illusion perpétuelle, d'une année sur l'autre, qu'il y aurait des choses à accomplir, des résolutions à prendre, des projets à mener à bien, que les mois agrémentés d'un chiffre inédit apporteraient leur lot de changements et de surprises, on s'embrassait à minuit parce que la tradition le voulait mais aussi parce qu'au fond de soi, quelque chose se brisait, entre nostalgie et tendresse, on se promettait que ce serait mieux, sur tous les plans possibles, on l'espérait, on en transmettait le vœu par voie électronique, en multipliant les envois puisqu'on en avait anéanti le coût, on s'imaginait magnanime et tolérant, animé d'une bienveillance lisse et parfaite, on affichait avec conviction son nouveau visage