30.10.08

les jours meilleurs



on en avait assez de nice, on y avait passé trop de temps immobile, on avait grossi l'un et l'autre, on s'était empâté en s'en rendant compte mais incapable d'en combattre ni l'évidence ni le résultat, on avait attendu des jours meilleurs qui, après deux jours et deux nuits de pluie torrentielle et salvatrice, illuminaient un ciel redevenu bleu que quadrillaient des filets de nuages vif-argent, l'horizon dessinait des cartes géographiques inconnues, une toile immense sur laquelle chaque croisement offrait une chance ou un échec, on avait acheté deux billets de train sans retour, on avait décidé qu'il fallait arrêter de se priver, obéir à chaque pulsion, chaque désir, on frissonnait dans l'appartement ouvert aux quatre vents, automne et hiver s'embrassaient enfin par-dessus nos têtes et on approuvait leur union

28.10.08

les emmerdes



on n'avait pas de grosses disputes, il y en avait eu au début bien sûr et j'étais du genre cataclysmique lorsque je m'emportais mais avec le temps on avait appris à relativiser et les désaccords passaient par de longues plages de silence communes avant d'être balayés par le vent du sud, et vite mis de côté, tu avais la capacité dans les épreuves de me dire que tu n'étais pas fâché contre moi mais contre le contexte, et même si ton visage demeurait fermé, ta phrase avait le pouvoir de désamorcer les charges d'auto-destruction dont j'étais naturellement bardé, tu avais ajouté ce matin-là que tu en avais ras-le-cul des emmerdes, ce qui n'était pas ton vocabulaire habituel mais plutôt le mien, et tu étais parti seul, ce n'était pas une grosse dispute, non, mais à force de tirer sur la corde, on sentait bien que ça allait lâcher

23.10.08

l'idée brillante



on entendait tout et n'importe quoi aux actualités, au zapping en clair de la chaîne cryptée, lors des talk-shows où les politiques venaient justifier leurs collègues de travail ou les actions menées par leur président, on avait beau se dire qu'argent virtuel et argent réel n'étaient pas la même chose et qu'investir dans le système monétaire permettrait objectivement à l'économie du pays de retrouver un rythme nécessaire, on avait du mal à regarder passivement la secrétaire d'état aux droits de l'homme, assise à côté du traducteur officiel du dalaï-lama, encourager la consommation des ménages dans un contexte reconnu de crise financière, je proposais alors de voter une loi toute simple qui consisterait à obliger les plus riches à dépenser une somme coquette et mensuelle sur le territoire pour relancer la désormais célèbre "croissance négative" mais le présentateur télévisé avait préféré enchaîner avec la météo et mon idée brillante était tombée à l'eau

20.10.08

les experts



on avait changé de propriétaire dans le courant de l'année, les experts avaient effectué plusieurs visites dans le but d'évaluer le futur bien, puis une fois le bien acquis, de réévaluer les mises en conformité du bâtiment et les modifications à apporter à chaque appartement, on vivait sous les toits, sans chauffage, la tuyauterie suintait l'amiante et les murs étaient rongés par l'humidité, on avait l'avantage de donner au sud, ce qui avait à la fois permis à l'immeuble de tenir sur ses fondations douteuses et avait brûlé le bois des fenêtres et des volets, le chauffe-eau était insuffisant, l'emploi du gaz restait dangereux, le visage des experts s'allongeait en dressant la liste des travaux qui devaient débuter en novembre et pour lesquels chaque corps de métier tirait la couverture financière à lui, on admettait sans peine que l'on était sceptique

17.10.08

le déjeuner chinois



on déjeunait chinois, nouilles au tofu et porc au gingembre, et mon regard se fixait sur le sempiternel tableau lumineux qui figure une cascade rétro-éclairée, on avait traversé la manifestation contre le fichier edvige qui avait rassemblé une vingtaine de personnes et aucun magistrat malgré le mot d'ordre lancé par leur congrégation, on avait marché le long de la promenade béate sous le surcroît d'été, on s'était abstenu de tout commentaire concernant l'inefficacité désespérante de la gauche française, les néons oscillants brouillaient les nuages sur le paysage factice, la cascade bouillonnait et l'eau verte s'agitait suivant une programmation sans surprise, tu m'avais demandé pourquoi je ne quittais pas le tableau des yeux et je t'avais dit que j'attendais qu'il s'y passe quelque chose, j'avais beau savoir qu'il n'y avait aucune chance que quoi que ce soit vînt troubler la mécanique, je ne pouvais m'empêcher d'avoir de l'espoir

15.10.08

la lumière



il y avait un problème avec la lumière mais je semblais le seul à le remarquer, on était en octobre, la température baissait le soir mais continuait à frôler les trente degrés à mi-journée, le soleil blanchissait, le ciel éblouissait, il n'était plus question de lever le visage vers l'astre du jour dont les contours se noyaient dans un aveuglement brutal, la ville étouffait sous une poussière grise et l'humidité encourageait les moustiques à faire des heures supplémentaires, une réverbération brûlante forçait à plisser les yeux, on mouchait sale, on verdissait, on parlait d'azur en évoquant la côte mais le bleu n'existait plus que dans les musées, viendrait un temps où les hommes retourneraient à la terre, à plat ventre comme les lézards, ils se réfugieraient dans les crevasses avec les araignées et chasseraient la nuit, j'évitais déjà les rayons du soleil comme un vampire, je craignais pour la suite

13.10.08

les effets secondaires



le médicament avait pour fonction de diminuer l'acidité gastrique en libérant dans l'estomac des microgranules qui inhibaient l'action des glandes sécrétrices, la prise de la gélule était immédiatement suivie d'une sensation de bien-être, je m'endormais apaisé, avec la certitude que tout allait rentrer dans l'ordre, la première nuit avait été peuplée de tueurs en série et de tableaux sanglants, la deuxième nuit le vrombissement d'élytres gigantesques me faisait sursauter, la notice faisait état d'hallucinations et de paranoïa dans des cas très rares, de confusion mentale à l'extrême, on revenait du café et un grand gars à chemise canadienne psalmodiait derrière nous en poussant par intermittence des hurlements de loup, je m'étais réfugié dans un supermarché, tu remarquais avec philosophie que tu te serais bien passé de ces effets secondaires-là

11.10.08

les écrans



on passait d'un écran à l'autre, ce n'était pas une décision raisonnée plutôt un réflexe, on allumait les ordinateurs le matin, on vérifiait les messages, tu lisais l'actualité, on potassait internet et ses ramifications, tu t'asseyais dans le salon, soit je restais sur le tapis, à tes pieds, avec mon propre appareil, soit je l'emportais dans la cuisine où la position assise, le dos droit, me permettait de travailler en longueur mes textes, généralement c'est toi qui allumais la télévision, tu zappais sur les chaînes d'information pour en comparer les données à celles que tu avais récoltées sur la toile, je quittais mes fictions littéraires pour te proposer un film ou une série, il arrivait que l'on se révolte, on s'habillait à la hâte pour aller boire un café à l'extérieur, j'emportais un livre et tu lisais les journaux sur les terrasses, l'idée lumineuse d'aller au cinéma nous surprenait souvent au même moment

9.10.08

le krach



j'avais démissionné au terme du congé sabbatique, je comptais sur mes relations dans le milieu éditorial pour trouver un nouveau travail, j'avais foi en la littérature aussi, l'année avait été riche en textes, en rencontres et en propositions, on m'avait offert des postes que j'avais refusés parce qu'ils ne me concernaient pas, les accepter n'aurait servi qu'à éteindre une panique monétaire qui semblait gagner le monde autour de moi, on parlait d'un équivalent du krach de 29 et je me voyais à l'unisson, ma crise de la quarantaine dépassait les limites de ma petite personne et engloutissait les marchés financiers, la bourse, wall street et les banques françaises, je savais que quitter mon emploi aurait des conséquences mais quand même

7.10.08

le voyage



j'avais rapporté de montréal des jeans démarqués, des tee-shirts cent pour cent gossés au québec et des pulls branchés, du sirop d'érable dans divers contenants, du fromage à poutine qu'il avait fallu manger le soir-même pour profiter du son caractéristique et drôle qu'il produisait quand on en mordait un morceau, trois auteurs canadiens, quelques adresses qui seraient rapidement obsolètes, deux timbres que je n'avais pas utilisés, la satisfaction d'avoir rencontré enfin mon frère, quelques frustrations, le bleu vif du ciel sur le mont-royal et le début de l'automne, de nouvelles expressions, un accent dont je n'abuserais pas, l'évidence que le voyage transformait, même si c'était infime ou indécelable, et la tristesse d'avoir changé tout seul

5.10.08

le mal de l'air



on avait roulé jusqu'à saint-laurent du var pour la présentation de la saison culturelle, il était dix-huit heures en france mais le corps continuait à vivre à l'heure canadienne, on avait dîné tôt pour que j'essaye de retrouver un rythme normal mais j'avais ouvert l'œil à chaque nouvelle heure pour faire rapidement le calcul du décalage horaire avec montréal, le lendemain je n'avais pas faim et la sensation que mon ventre vide se retournait sur lui-même, il avait fallu une journée supplémentaire pour que les choses rentrent partiellement dans l'ordre, l'idée de la nourriture continuait pourtant à me révulser, l'alcool était devenu mon ennemi intime, je cherchais en vain ce qui pourrait me rééquilibrer — depuis le ciel, le tonnerre des réacteurs grondait, me rappelant sans cesse au voyage, à l'altitude, au mal de l'air

bertrand lavier, villa arson, nice

3.10.08

le rythme de croisière



l'avion avait commencé à tanguer vers dix-neuf heures en survolant la nouvelle écosse, l'océan atlantique aspirait le vol ts 648, les hôtesses avaient regagné leur siège non sans avoir lancé l'adaptation cinématographique d'une série télévisée d'espionnage comique des années soixante-dix pour distraire les passagers tendus, le rythme de croisière s'était rétabli sur le baiser final, j'avais touché le sol français à six heures trente, récupéré mes bagages dix minutes après, je t'avais téléphoné comme c'était convenu, tu m'attendais dans la voiture, le ciel pâlissait sur la côte d'azur, j'étais monté à bord, tu avais amorcé un virage sur l'aile avant de prendre la route vers l'appartement, la température extérieure était de dix-sept degrés, tu m'avais souhaité la bienvenue, une collation m'attendait à la maison, on avait mis sur pilotage automatique le temps d'un somme de quelques heures et à midi, on était à nouveau ensemble

2.10.08

les idées sombres



j'avais rangé les vêtements dans la valise, ça avait pris une heure pour tout empiler et disposer avec équilibre et bon sens, c'était un exercice que je n'aimais pas, je toussais depuis quelques jours et je perdais mon souffle en faisant le bagage, j'avais quitté la chambre pour ne plus voir le sac sur le sol, j'avais l'impression déjà d'être dans l'attente de l'embarquement, je m'étais habillé en hâte pour me précipiter dans la ville, non pas une dernière fois — il y aurait encore une matinée et j'avais prévu de déjeuner chez schwartz — mais pour cette dernière soirée à montréal, j'étais envahi d'idées sombres alors que je courais plus que je ne marchais le long des rues, c'était l'obscurité plus que la peur du voyage qui en était cause, je comprenais enfin, contre toute attente et malgré une construction de soi qui lui avait toujours fait la part belle, que je n'aimais pas la nuit

1.10.08

la cerise sur le gâteau



la pluie s'était mise à tomber alors que le dessert était servi, une demie brioche par personne cuisinée en pain perdu, arrosée de sirop d'érable et couronnée de glace de confiture de lait, ce n'était ni une tempête, ni même une averse violente, juste un crachin vespéral qui ne menaçait en rien la suite de la soirée, une jeune femme attendait devant l'appartement, elle avait interpellé mon frère une fois sa voiture garée, la coupure de courant avait eu lieu quelques minutes auparavant, le bloc entier était touché, elle venait d'emménager et ne savait pas qui prévenir, le réflexe avait été immédiat chez l'un comme chez l'autre : un technicien d'edf allait forcément intervenir, elle nous avait regardés comme des bêtes curieuses, hydro-québec était fournisseur et seule référence au pays en matière d'électricité, il ne fallait pas s'étonner dans ces conditions, me disais-je, si la panne s'éternisait