30.4.06

soudain, l'été dernier



tu ne sais pas pourquoi c'est venu, tu penses que ça a à voir avec la musique berbère, les instruments que l'on entrechoque, tu marches dans la médina, au début le pas est sûr, mais au fur et à mesure que tu t'enfonces dans le souk, que tu te perds, le pas s'accélère, ce qui a commencé par une promenade se mue en une chasse, les rires, les cris, les appels sont amplifiés, ils sonnent à tes oreilles comme les klaxons des taxis, les timbres des vélos et le vrombissement des motocyclettes, tu prends à gauche, à gauche une fois encore, encore une fois à gauche, tu as le sens de l'orientation, tu sais que tu marches vers l'ouest, encore un effort et il y aura une porte au sein du rempart rouge qui devrait s'élever par-dessus les rues basses mais que tu ne vois plus, le soleil t'aveugle, sueurs froides, tu ne penses plus, une robe noire sur un pont par-dessus la meute affamée, la tête te tourne, tu cherches un repère, le nom d'un monument, quelque chose à quoi t'accrocher, tu comprends entre deux sanglots, avalés durement, que tu te trompes de chemin, tu es au nord, tu ne peux pas faire marche arrière, c'est impossible de reculer, tu accélères encore le pas, le souffle te manque, la route monte entre les maisons écrasées par la lumière, tu as peur, derrière tes lunettes noires tu pourrais presque fermer les yeux tant ce ne sont plus tes sens qui te font avancer mais une panique animale, instinctive, tu cours presque, devant un hôpital il te demande de t'arrêter, tu te retournes, tu avais oublié sa présence, tu t'effondres entre ses bras, le hurlement te rattrape, il t'emporte dans la folie devant la scène insoutenable, le temps se fige, tu es mort

28.4.06

wild



tu me demandes ce qui a changé chez moi, tu poses la question du changement, tu poses la question de l'identité, tu voudrais en savoir plus, tu utilises un adjectif en anglais, que l'on réserve aux animaux sauvages, tu me parles du festival, la montée des marches, tu me demandes si je suis prêt, je te réponds par une blague sur mon corps bourré de tranquillisants et les vêtements noirs que l'on me passe, inanimé, je suis allongé sur une table, il n'est pas question d'autopsie, de thérapie peut-être, tu dis qu'il faudrait qu'on se parle entre quatre yeux, tu voudrais savoir ce qui a changé, entre l'adjectif animal et la rigidité cadavérique, je marche entre deux eaux, jumeau de moi-même, agneau carnivore ou météore passif, je n'ai pas terminé de démêler les fils de ma psyché torturée, on se quitte sur un son de gorge, un rugissement grave, affamé

27.4.06

blanche



tu te souviens de cet enfant, tu avais huit ans, neuf peut-être, tu passais tes vacances dans une résidence très chic de la côte d'azur, il était le fils des domestiques de la famille de ta meilleure amie, on ne dit plus : les domestiques en france, mais c'était une famille de l'île de la réunion, comme ta propre famille du côté de ta mère vient de la réunion, et c'est ainsi que l'on nommait le personnel alors, il n'y avait pas forcément une notion péjorative, juste des relents de colonialisme, plus tard, quand tes grands-parents s'étaient installés dans la campagne berrichonne, c'était ainsi qu'ils désignaient encore les gens qui travaillaient pour eux, les domestiques, tu te rappelles de ce garçon qui était noir, le fils de la cuisinière, ou de la femme de ménage, tu ne sais plus quelle fonction occupait cette femme généreuse et souriante, tu te souviens juste que ta peau devenait rouge l'été, avant de brunir, et que la sienne ne changeait pas, elle te semblait plus dure, plus robuste, tu te souviens des craquelures sur la tranche des pieds, à la limite de la plante blanche, tu regardais sa peau avec une curiosité d'enfant, du moins tu l'espères, tu es conscient des possibles dérives de la pensée, tu essaies de comprendre avant de condamner, tu cherches, tu sais de quoi la pensée est capable, quel amalgame, tu voudrais pouvoir dire les choses les plus odieuses pour les sortir de toi, comme on exorcise, avoir une chance ensuite d'en décomposer les raisons, d'en analyser les ingrédients, pour finalement annuler la solution, ne plus avoir à croire qu'on est identique parce que c'est bien, mais le savoir, tout simplement, parce que c'est vrai

25.4.06

couchant



on habitait à l'étranger, on avait déménagé au mois de novembre, on avait passé le premier noël avec les amis que nous avions là-bas, qui nous avaient convaincus de venir nous installer en terre étrangère, on ne regrettait pas, on avait fait beaucoup de progrès dans la langue, on n'était pas mauvais à la base, restait une pratique quotidienne qui terminerait de nous rendre totalement bilingues, on avait besoin de cela pour se fondre dans le pays, on serait bientôt transparent, comme les ombres sur un mur à la tombée du jour, absorbé par la ville, on ne reviendrait jamais au pays natal, on aurait droit à une deuxième chance, un nouveau départ, on avait pris la décision sur un coup de tête mais c'était la seule décision que l'on avait jamais prise ensemble, d'un accord commun, on changeait de vie, de couleur, petit à petit on changerait de peau, on avait prévu à long terme de disparaître complètement, on ne se souciait de personne, il n'y avait plus que la terre qui comptait

24.4.06

réveil



je ne suis pas le genre d'homme à écrire un journal de voyage, je ne le fais pas, j'écris mon journal, je voyage, les deux se rencontrent mais je ne suis pas un écrivain voyageur, je suis un homme, j'ai presque quarante ans, mon frère me le rappelait hier en me disant que mes parents fêtaient cette année leurs quarante ans de mariage, je me suis demandé qui j'étais, au milieu de tout ça, je n'ai plus envie de me poser ces questions-là, l'identité, le choix et la culpabilité, j'ai envie d'avancer, je sens que le maroc, avec ses attaques de panique, m'a permis de faire un pas en avant, j'ai identifié la peur que je ressentais dans les ruelles de la médina, ce n'était pas la peur des autres mais la peur de moi-même, je sais de quoi je suis capable à présent, le maroc a réveillé quelque chose, le maroc a secoué la bête qui dormait à l'intérieur de moi, mes crocs se sont acérés, je ne suis, après une semaine d'absence, déjà plus le même, méfiez-vous

23.4.06

le retour



les rues de nice, les rues de marrakech, le ciel bleu en couvercle et les palmiers en feux d'artifice, tu lèves les yeux, tu respires, le vent marocain souffle la nuit, la côte d'azur est balayée par un mistral violent, les rafales déséquilibrent les verres sur les tables des cafés, le goût du thé à la menthe épouse le palais à l'ombre des riads et la touffeur du souk te monte à la tête, tu as peur, tu cherches une porte de sortie au sein des remparts rouges, tu regardes la mer, les moutons à perte de vue, les chèvres ne grimpent pas dans les arbres toutes seules… s'exclame le chauffeur du taxi devant ta mine déconfite, tu n'y croyais pas toi-même, tu ne croyais pas que tu survivrais, tu ne savais pas si tu reviendrais, à nice, au maroc, tu ne peux jurer de rien et la prière du soir s'élève sur la place jamaâ el fna

16.4.06

collection






collection n.f. (lat. collectio, de colligere, réunir) : réunion d'objets choisis pour leur beauté, leur rareté, leur caractère curieux, leur valeur documentaire ou leur prix.

15.4.06

immortel



il n'y a pas de raison d'avoir peur, les fantômes n'existent pas, il n'y a pas de raison de trembler, les rues sont désertes, pas une âme qui vive, l'expression consacrée, ça veut dire que même les âmes, immortelles, sont mortes pourtant, une expression terrifiante mais il n'y a pas de raison d'être terrifié, les expressions ne sont que des mots comme les rues désertes ne sont que des traverses embrumées, balayées par un vent froid, on pourrait croire, à travers le brouillard, qu'une forme apparaît, on pourrait croire y déceler une ombre, une silhouette, une mèche de cheveux noirs, une démarche inquiétante, il n'y a pas de raison d'avoir peur mais la peur vient quand même, la nuit, quand mes yeux s'ouvrent sur le miroir, au dessus du lit, il pourrait s'y refléter un visage inattendu, tu pourrais te redresser, derrière moi, menaçant, je repousse les draps, je marche dans l'obscurité, l'appartement est une allée silencieuse, je glisse d'une pièce à l'autre, mes mains dessinent leur paume sur les carreaux des fenêtres, je retiens mon souffle, je scrute les toits, il n'y a jamais personne, il ne se passe jamais rien, la lumière du frigidaire baigne d'un halo glacé les ustensiles de cuisine, je range la bouteille dans la porte, la soif n'est qu'une excuse, la peur est une amie, une présence noire qui caresse mon cou, s'étend à mes côtés, m'enveloppe dans sa robe et m'accompagne, fidèle, le long des rues désertes que vous n'arpentez pas, qui résonnent des paroles oubliées des défunts -et, le message délivré, leur sourire triste, parfois, m'émeut

14.4.06

avril



«i guess i'm wishing my life away
with these things i'll never say»
avril lavigne, let go

13.4.06

tu

ce matin, sans le vouloir, j'ai écrit la première phrase de mon journal à la deuxième personne du singulier, je m'en suis rendu compte presque immédiatement, j'ai gardé la phrase, basculé au je, reformulant ce que je venais de dire pour qu'il n'y ait pas de confusion

12.4.06

après

«vous savez bien qu'on n'a pas le choix»
beverly, nouvelle étoile

tu n'as pas eu le choix, tu es arrivé là, on ne t'a pas demandé ton avis, tu te demandes si des gens sont heureux, malgré l'issue, si des gens parviennent à ne jamais y penser, tu t'endors le soir en te demandant si tu seras là le lendemain, tu te demandes si tu as tout réglé, tu sais bien que non, tu ne te relèves pas pour aller mettre de l'ordre dans tes papiers, tu ne termines pas le travail en cours, tu fermes les yeux plus fort, tu essaies de ne pas aller vers ça, mais c'est forcément là, tu n'avais rien demandé, il n'y avait rien à demander, il n'y avait rien, tu as fait cet exercice à plusieurs reprises, de te projeter dans le passé puisque le futur est inconnu, tu t'es répondu à toi-même qu'il ne l'était pas tant que ça, quand marie-antoinette passait sous la guillotine, tu étais où, toi? quand les frères lumière inventaient le cinéma, où étais-tu, à quoi pensais-tu? quand le siècle a basculé le 31 décembre 1899 à minuit, tu étais où? tu ne trouves pas de réponse en toi, aucun écho du néant dans tes neurones, ce devrait être là, l'avant toi -ou bien, comme l'après, cela ne te concerne pas, tu n'y avais pas ta place comme tu ne l'auras plus, il y a un destin et ton rôle sera terminé, aussi bref aura-t-il été, aussi inutile à tes propres yeux et aux yeux des hommes, ton rôle, ton passage, ton moment sera fini, tu as raison de pleurer sur ton sort maintenant, il n'y aura plus de larmes après

11.4.06

litanie

10.4.06

angoisse

j'ai commencé à la caserne, on m'en donnait un quart matin et soir, à l'infirmerie, je faisais partie des cas difficiles, la première nuit le sergent avait demandé aux gars de la chambrée de me surveiller au cas où je passerais par la fenêtre, je ne mangeais rien, je ne faisais même plus de cauchemars, la réalité était devenue mon cauchemar aussi je rejoignais le sommeil sans angoisse, sinon celle de me réveiller le lendemain matin
plus tard, ma mère a brandi la petite boîte verte, j'avais eu une crise violente suite à un conflit familial, je tremblais contre un mur, recroquevillé en boule, en sueurs, je ne voulais pas qu'ils approchent, mes parents, elle a ouvert la boîte, elle a juste dit : tiens
une fois, dans une voiture lancée à toute allure sur l'autoroute vers l'enterrement de ma grand-mère, mon frère m'a maîtrisé, il a écarté mes mâchoires de force et ma mère a fait glisser le comprimé, je crois que ce n'était plus un quart, mon état exigeait davantage, j'ai dormi toute la nuit, je me suis réveillé à concarneau, le port scintillait sous un soleil bleu
les cauchemars sont revenus peu de temps après le retour à nice, après la vie à paris, les cauchemars se sont installés dans mes nuits, comme la pression dans la cage thoracique et l'hypocondrie, les filles m'ont dit de ne pas hésiter, on était au restaurant italien, toujours le même, elles m'ont conseillé de ne pas résister, d'en prendre un quart, elles ont dit : à quoi bon te faire du mal?
dans l'avion pour new-york, j'ai gardé la boîte verte dans ma paume, je ne l'ai pas ouverte, ni à l'aller, ni au retour, je me suis trouvé fort à chacun des deux atterrissages, fier de moi, de ma résistance
la boîte verte est dans mon sac, au quotidien
ce soir, nécessaire



«il est deux sortes d'angoisse, la lumineuse et l'amère. la première ne cesse de grandir et s'étend jusqu'à ce qu'elle éclate. la seconde se ratatine et se dessèche. c'est cette angoisse amère qui transforme les êtres en momies, la lumineuse en fait des poètes.»
elias canetti

9.4.06

pierre


herrou vs. belouin © jeanpierreparingaux

8.4.06

l'autre film



je n'aime pas le film, c'est immédiat, quelque chose me dérange, je ne suis pas à l'aise, j'étais sorti lors du précédent, plutôt celui d'avant, je n'avais pas envie d'aller jusqu'au bout, je me disais que je voulais bien la violence dans les livres, mais au cinéma, avec l'image, je n'étais pas aussi certain, le film d'après c'était mieux, celui d'avant celui d'avant aussi, et celui d'avant les deux précédents mieux encore, c'était peut-être le premier, ou le deuxième, je n'avais rien contre la violence, je n'ai rien contre la violence, je n'ai rien contre la jeunesse, je n'ai rien contre l'image de la jeunesse au cinéma, contre une image documentaire de la jeunesse, je n'ai rien contre les documentaires au cinéma, je n'ai rien contre les documentaires, je n'ai rien contre les réalisateurs qui montrent une certaine image de la jeunesse, je n'ai rien contre ce que la société a fait de la jeunesse au fil du temps, quand je dis que je n'ai rien contre, je veux dire que je n'ai aucune façon de m'en protéger, je ne me sens pas en danger, je crois que la jeunesse est en danger d'elle-même, je crois que je ne suis plus jeune depuis longtemps, je crois que c'est terrible, le décalage qu'il y a entre la jeunesse et ceux qui comme moi, à moins de quarante ans, ne sont plus jeunes, je me demande si avoir des enfants raccorde les adultes à la jeunesse mais je ne suis pas du tout persuadé que les parents aient la moindre idée de la violence que vivent leurs enfants, si c'était le cas ça se saurait, la violence de la jeunesse, qui n'est pas leur violence mais celle à laquelle ils sont confrontés, celle qu'ils reçoivent et qu'ils donnent en miroir, je n'ai rien contre l'idée qu'un réalisateur de cinéma la filme, parce que c'est un adulte qui entend, qui comprend, qui partage, qui s'inquiète sûrement, qui absorbe, un artiste, le réalisateur du film que je n'aime pas a sans doute vu la jeunesse, il la filme près de la réalité, très très près de la réalité, et c'est cette proximité du réalisateur, sur les lèvres, sur la peau, sur les corps, je le comprends soudain, alors que ça n'avait jamais été le cas avant, quelle que soit la scène intime, sexuelle ou violente que j'avais sous les yeux, c'est cet insoutenable alibi de la caméra, du film documentaire pour toucher au plus près la jeunesse, qui m'éloigne brusquement de l'écran et, les sourcils froncés, je regarde un autre film

5.4.06

la mauvaise herbe

tu n'es pas un ivrogne mais le vin rouge te donne de l'assurance, tu aimes ouvrir une bouteille, tu ne choisis pas réellement, tu peux avouer que tu n'y connais pas grand chose, tu sais, au goût, si un vin est bon, mais les années, les cépages, tu ne t'y es jamais intéressé, ce n'est pas ton problème, tu laisses ça aux cavistes, à ceux dont c'est le boulot, la rincée, la gorgée, recracher avant de donner le verdict, tu as juste cette étrange manière, qui pourrait s'avérer horriblement hideuse, de faire tourner le vin en bouche, tu penses qu'il y a un verbe pour dire cela, tu ne le sais pas, tu t'es rendu compte que tu le fais ridiculement avec l'eau ou le coca, peut-être es-tu un ivrogne en fin de compte puisque toute boisson te ramène au vin, à ton incompétence en la matière, peut-être aussi as-tu le sentiment qu'il faut recracher le vin, comme après un bain de bouche, pour qu'avec lui soient emportés les microbes qui ont élu domicile sur ta langue, sur ton palais, entre tes dents, dans les recoins sombres de tes gencives, ceux qui menacent ton haleine, ceux qui pourraient donner envie aux autres de reculer quand tu leur parles -tu frémis à cette idée, ton père t'avait dit, tu avais quatorze ans : tu as mauvaise haleine, tu as la sensation que les phrases de ton père, celles de ta mère, les critiques familiales, sont ancrées au fond de toi, elles ont trouvé un terrain favorable, la mauvaise herbe a poussé, tu n'entends pas les compliments, et dans le miroir : tu cherches, en vain

4.4.06

nicolas

omarjee



intensité du regard foncé, les lèvres sont fines, safranées, la peau dorée sur le grain rugueux, les cheveux affirment leur éclat dans la longueur obscure, ils tomberont plus tard ou blanchiront, le vieillard sera mystérieux, inquiétant et superbe, la sagesse aura ridé son front, dessiné des pattes au coin des yeux, l'oreille aura grandi, comme entraînée à entendre davantage que ce qui lui aura été confié, le corps change lui aussi, il rétrécit ou bien s'étoffe, l'inde est un mendiant aux contours irréels, orient et occident s'y confondent dans la suavité d'un baiser, la douceur d'une caresse sur ma tête d'enfant et la richesse des saveurs dans l'assiette, après la cuisine, les mains plongées dans les épices, en pluie de couleurs vives sur le grésillement des oignons et la chair blanche des viandes, viens à table, souris-moi, les paumes claires se frôlent sous les doigts bruns et robustes, un ongle allongé, à l'auriculaire, crisse sur le rebord du verre, le vin teinte les commissures et disparaît sous la langue, la famille n'existe plus que dans le souvenir fabriqué des racines perdues, restent les noms

2.4.06

le sida

on était dans sa voiture, il s'était garé près de mon ancien collège, je ne sais plus ce que nous faisions là, on sortait d'une soirée ou bien revenait-on d'un cours tardif, il me ramenait chez moi souvent, on étudiait ensemble, on révisait l'embryo et la physio dans ma chambre, il s'allongeait sur mon lit, s'adossait à mes oreillers, ses yeux étaient d'un bleu profond, azur, son sourire oscillait entre tendresse et animalité, il était réellement beau, c'était la première fois qu'un garçon, beau, s'intéressait à moi, qu'il me prenait en amitié, je n'avais pas de chance, il n'y aurait pas de suite, il avait garé sa voiture et les yeux dans les yeux je lui avouais que je n'avais jamais fait l'amour, j'avais vingt-et un ans, il avait un an de moins que moi, je savais que lui, si, avec des filles, il avait été étonné, j'avais avancé que ce serait difficile, avec la capote et tout, parce que je n'avais jamais rien connu avant, sans que le sida soit au milieu, c'était au tout début de l'épidémie, une autre fois, à la fin de l'année, nous étions restés silencieux, dans sa voiture, je n'arrivais pas à en sortir et il ne me laissait pas partir, j'étais captif de son regard comme il était emprisonné dans le mien, sa main ne s'était pas avancée, nos lèvres ne s'étaient jamais rencontrées, il ne serait jamais entre nous question du préservatif, sinon cette évocation unique que j'avais faite, un soir d'hiver, comme un rempart, une excuse à ma virginité



on était dans une chambre d'hôtel, il avait beaucoup d'argent, il avait voulu qu'on ait vue sur mer, il avait dit : demain matin, ce sera très beau, c'était le 31 décembre, je ne l'aimais pas, il s'était déshabillé, il portait un caleçon hideux, son sexe était court et large, il m'avait pris sans précaution, je ne veux pas dire qu'il n'avait pas mis de préservatif mais simplement qu'il n'avait à aucun moment fait attention à ce que je ressentais, il avait joui rapidement, moi non, en sortant de moi il avait remarqué à haute voix que la capote avait lâché, je lui avais demandé s'il avait fait un test, il était dans le milieu médical, je pensais que c'était un gage d'intelligence, il avait rétorqué qu'il fallait bien mourir de quelque chose, j'avais quitté la chambre bien avant le lever du soleil


on était dans la rue, il était séropositif depuis plus d'un an, on s'était séparé quand ce que nous vivions n'avait plus eu de sens à mes yeux, il était déjà contaminé, on l'avait appris ensemble, à vingt-quatre ans, on avait pleuré dans les bras l'un de l'autre alors que déjà on ne se touchait plus, la maladie nous avait rapprochés alors que déjà je ne l'aimais plus sans réussir à me l'avouer, il m'avait demandé : et toi? on était dans la rue, il pleurait encore une fois, je pense que c'était parce qu'il était heureux qu'après un an d'incertitude j'aie enfin trouvé le courage de faire un test, mais à la réflexion, je crois que ses larmes voulaient dire que notre histoire était bel et bien finie et qu'il était seul, à nouveau


1.4.06

poissons

aujourd'hui, vous aurez une vie remarquable
vous ne vous tromperez pas, vous ferez des choix judicieux qui vous vaudront l'admiration, vous emporterez les suffrages haut la main, vous ne craindrez ni l'échec, ni la répudiation
vous rencontrerez des amours passionnés, des amitiés fidèles, des collaborations efficaces et des succès mérités
vous ne perdrez pas la face, vous ne perdrez rien, vous ne vous perdrez pas vous-même, votre intégrité servira d'exemple aux générations futures
vous serez fier de votre réussite, vous gagnerez beaucoup d'argent, vous en distribuerez une partie considérable pour des œuvres caritatives qui élèveront des statues en votre honneur, vous serez généreux et modeste
vous rougirez parfois, mais jamais de manière ostentatoire, vous ne connaîtrez pas l'orgueil, vous énumérerez les péchés capitaux en vous félicitant de n'avoir succombé à aucun
vous mangerez sainement, vous ferez du sport, vous serez en excellente santé, vous ne souffrirez d'aucune maladie grave, votre repos sera éternel